L'organisation pirate

La critique chic du capitalisme est dans l'air du temps. Après Les Discrètes vertus de la corruption (Grasset, 2009) de Gaspard Koenig, qui réhabilitait les vices privés contre les vertus publiques, Rodolphe Durand, professeur à HEC, et Jean-Philippe Vergne, chercheur en sciences sociales, également à HEC, signent un bref éloge de la piraterie, savoureux et stimulant.

L'essor des organisations pirates, écrivent-ils, est inséparable de celui du capitalisme. Ce type de structure souple, à la marge, en est le "renégat nécessaire". Elle représente la "part maudite" du système, qui lui échappe toujours.

Passé un court rappel de l'histoire de la piraterie, les auteurs montrent comment, depuis toujours, les organisations pirates contestent ce que les Etats décrètent comme légitime. Le pirate, corsaire ou flibustier, occupe une zone grise. Il "brise les codes existants et en crée de nouveaux".

Pour Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne, qui citent abondamment les analyses des philosophes et psychanalystes Gilles Deleuze et Félix Guattari, le capitalisme n'est pas contre l'Etat ; il est l'Etat. Donc toujours un peu "schizophrène".

Quand le Pentagone traque les hackers, c'est pour les embaucher ensuite. Les auteurs parlent d'une relation "attraction-répulsion" de l'organisation pirate avec les gouvernements. Les cyberpirates (WikiLeaks compris) luttent contre les monopoles ; ces Barbe noire des temps modernes sont les vrais défenseurs des principes de concurrence et de liberté.

Mais il n'y a pas qu'Internet ; le domaine des biotechnologies voit aussi s'épanouir quantité de forbans. Dans la course au séquençage de l'ADN du génome humain, les auteurs racontent comment une organisation parallèle, Celera (la bien nommée), tente de doubler la recherche publique.

L'organisation pirate est anti-utopique : elle "promet peu", mais tient ses promesses. Elle pratique "l'expropriation légitime au nom d'une cause publique", écrivent Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne. Mais ils l'avouent, tout de même : la ligne qui sépare les organisations pirates du banditisme pur et simple est floue...

L'Organisation pirate. Essai sur l'évolution du capitalisme, de Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne. Editions Le bord de l'eau, 176 pages, 16 euros.

Intrigante, cette thèse qui consiste à rapprocher piraterie et capitalisme, liés l'un à l'autre pour le meilleur comme pour le pire. Le capitalisme est en effet largement "déterritorialisé" et, même s'il opère sur un territoire donné, il tire ses ressources, aussi bien en amont pour produire qu'en aval pour vendre, d'un espace qui dépasse le territoire sur lequel il opère. Le pirate procède de même, que ce soit au XVIIe siècle ou aujourd'hui dans l'informatique. Dans les deux cas, il profite du flou dans les normes et les territoires pour capter des ressources, et dans les deux cas, lorsque cela l'arrange, il sert ou se sert de l'Etat: le pirate devient alors corsaire, le hacker contribue à semer la pagaille dans le pays concurrent ou hostile. Pirates d'aujourd'hui et d'hier ont en commun le refus du droit de propriété, le goût de l'égalité, la haine des bureaucraties et des normes. Mais en même temps, certains d'aujourd'hui n'ont pas hésité à acquérir à bas prix auprès de sociétés en faillite des brevets qui leur ont servi à se faire verser "à l'amiable" 612 millions de dollars par Blackberry pour copie de brevets. Bref, jouer sur tous les tableaux fait partie du métier de pirate comme de celui du capitaliste. Hélas, soucieux d'en tirer un livre, les auteurs ont dilaté leur sujet, mobilisé Deleuze et Guattari, dispersant leurs analyses au point que le lecteur a du mal à comprendre où ils veulent en venir. Il reste de ce livre confus de nombreux exemples intéressants, qu'on aurait aimé voir mis au service d'une thèse plus claire.
Denis Clerc
Alternatives Economiques n° 297 - décembre 2010

juju, le 03/12/2010 à 10:52
Lecteur régulier d'Alternatives Economiques, je reste un peu sur ma faim après lecture de ce compte-rendu, surtout que je viens de finir l'ouvrage de Durand et Verne. Leur livre est plutot clair je trouve (je ne suis pas expert pourtant) et développe une perspective intéressante sur le capitalisme, loin des stéréotypes habituels des économistes (ce qui à mon avis est bien en ligne avec la revue ALternatives Economiques). A aucun moment, par exemple, il ne disent que les pirates haissent les bureaucraties et les normes. Bien au contraire, l'un des arguments du livre est que les organisations pirates sont créatrices de normes (alternatives justement) qui se répandent et contribuent à altérer les structures du capitalisme. Bref, pour une fois qu'un discours sur le capitalisme sort un peu de l'ordinaire, je trouve qu'AE passe un peu à côté. Bon c'est vrai que le chapitre sur Deleuze et Guattari est un peu difficile mais il permet de montrer que la philo a des choses à dire sur le capitalisme, qui n'est pas juste un phénomène économique. Enfin c'est comme ça que je l'ai compris. J'ai aussi lu des discussions intéressantes qui complémentent la lecture sur le siet web du livre. Cordialement, et vivement le prochain numéro d'AE ! J.C, 75018

Pourquoi lire ce livre?

Le capitalisme n'est pas ce que vous croyez...
La piraterie non plus.

Au fil d'un propos accessible et s'appuyant sur de nombreux exemples, L'Organisation Pirate invite le lecteur à réfléchir à un certain nombre de thèses défendues par Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne, qui n'hésitent pas à prendre le contre-pied de croyances bien enracinées dans l'imaginaire collectif. L'Organisation Pirate suggère par exemple que:
Le capitalisme est indissociable de la notion de souveraineté de l'Etat telle qu'elle apparaît en Europe au 17ème siècle. Il ne peut y avoir de capitalisme sans Etat. Par conséquent, l'idée très répandue selon laquelle il faudrait "plus d'Etat" pour lutter contre les excès du capitalisme apparaît très discutable.
La piraterie est une forme d'action organisée qui vise précisément à contester les limites et les modalités d'application de la souveraineté de l'Etat lorsqu'elle conquière, en y imposant des normes, les nouveaux territoires du capitalisme (les océans, le Net, l'espace, l'ADN).
Historiquement, cette conquête capitaliste mise en oeuvre par l'Etat souverain s'appuie généralement sur l'octroi de monopoles. L'identification devenue automatique du capitalisme à une situation d'hyper-concurrence permanente est donc, dans une large mesure, le fruit d'une myopie historique aux conséquences politiques potentiellement dramatiques.
L'organisation pirate, parce qu'elle propose des normes alternatives d'appropriation de la valeur, contribue à altérer le fonctionnement des sociétés capitalistes. Loin de représenter une menace pour le capitalisme, donc, l'organisation pirate contribue en réalité à son renouvellement.
Ainsi, les pirates des mers à l'âge moderne sont précurseurs d'une certaine conception de la démocratie en acceptant pour la première fois à bord d'un navire des femmes et des Noirs, et en introduisant une forme égalitariste de gouvernance des expéditions maritimes. Les pirates informatiques renversent la notion de propriété en promouvant la libre circulation des données et des idées (le copyright devient copyleft). Etc.