«La matière entreposée en Russie pose la question de son réemploi»

«Déchets, le cauchemar du nucléaire», le documentaire d'Eric Guéret, réalisateur, et Laure Noualhat, journaliste à Libé, montre que 13% des matières radioactives françaises ne sont pas recyclées mais entreposées discrètement en Russie. Elle a répondu à vos questions.

MC. Libération a consacré plusieurs articles au naufrage du Montlouis le 25 août 1984, voiçi 25 ans. Depuis cette époque tout journaliste normalement informé sait que la France envoie de l'uranium de retraitement se faire enrichir en Russie. Quel est donc le but de cette nouvelle affaire sensationnelle découverte ?
Laure Noualhat. Il est vrai que certains savaient, mais c'est la première fois qu'EDF fournissait des chiffres complets et détaillés de ce qu'ils font parvenir en Russie. Le documentaire met bout à bout des choses que certains savent déjà, c'est évident, mais mises bout à bout ces choses révèlent une grande difficulté de l'industrie nucléaire en général: la gestion de ses déchets.

Jean-Luc. Existe-t-il une vraie connaissance scientifique de l'enfouissement de déchets nucléaires ou bien est-ce simplement un projet techno-scientiste?
Actuellement, les chercheurs français, américains, suédois, travaillent tous sur les propriétés de confinement des roches. Personne n'a dit que les études étaient abouties, cela reste du domaine du projet de recherche. Par ailleurs, on peut s'étonner que la solution la plus moderne que l'on propose soit un enfouissement.

Jean-Luc. Voici la réponse d'Areva sur l'exportation des déchets nuk: «Si ces rebuts radioactifs français sont stockés en Russie, c'est parce que la France ne dispose pas pour l'instant du procédé d'ultracentrifugation», a expliqué pour sa part, dans les colonnes de Libération un porte-parole d'Areva. Le groupe nucléaire disposera de cette technologie en 2012 lorsque l'usine Georges-Besse II sera en fonctionnement. (in l'Usine nouvelle) C'est par une pirouette techniciste qu'on nous fait miroiter la fin de ces exportations honteuses. Quel est votre avis?
Comme le rappelait MC, tout cela est connu depuis le milieu des années 80. Pourquoi faut-il plus de trente ans à Areva pour se doter de la technologie?!

D'Artagnan. L'uranium naturel chimiquement purifié (essentiellement composé de 238U en équilibre avec son descendant 234U) a une activité spécifique de l'ordre de 25 Bq/mg (source Wikipedia). L'Uranium appauvrie n'en est pas très différent. N'est-ce pas beaucoup de bruit pour rien ? Et jouer le jeu de la désinformation ?
Je confirme en effet que la matière entreposée en Russie n'est pas fondamentalement dangereuse, elle pose juste la question de son réemploi. Si elle est vraiment valorisable, et stratégiquement importante, pourquoi la céder aux Russes?

Dodcoquelicot. Comment expliquez-vous que les déchets peuvent parcourir autant de kilomètres et passer autant de frontières sans incidents?
Ce sont des transports légaux, habituels, (en tout cas pour la partie Le Havre, St Pétersbourg, qui se fait en bateau) de matières qui font l'objet de contrats tout ce qu'il a de plus officiel.

Dodcoquelicot. Avez-vous eu du mal, disons avez-vous eu des pressions ou des interdictions pour ne pas tourner dans tel endroit? Etiez-vous surveillés?
L'accès aux sites américains et russes était totalement interdit. Au début, Areva a joué le jeu, mais après notre visite à l'usine de La Hague, le groupe nous a fermé l'accès à ses sites. En Russie, nous avions la nette impression d'être surveillés, voilà pourquoi nous ne sommes pas rentrés directement avec nos prélèvements en France. D'ailleurs, on a eu raison, puisqu'il s'est avéré par la suite qu'ils contenaient du plutonium.

John. Il faut sans doute des tonnes de papiers administratifs pour faire traverser autant de frontières à ces déchets: comment cela a pu se passer sans que les autorités (de France, de Russie, des autres pays traversés) ne le sachent ?
Ce sont des contrats qui lient les entreprises entre elles, et non les Etats. Même si, en France, on peut considérer que l'Etat français est au courant des agissements de son industrie nucléaire, il ne met peut-être pas son nez partout.

Dodcoquelicot. Quel est le risque dans le temps et dans le lieu d'entreposer tous ces déchets? Y'a-t-il d'autres pays complices ? Et l'océan?
Je répète que ces matières ne sont pas formellement dangereuses, ce qui dérange ici, c'est qu'on doit faire appel à une entreprise russe pour assurer le recyclage du combustible français, alors qu'on nous serine que le cycle de combustible est «fermé», sûr, et propre.

Stef. Savons-nous ce qu'en font ensuite les Russes?
De ce que nous avons pu glaner sur place, ils n'en font rien. Techniquement, on nous dit qu'on peut en faire quelque chose, c'est un débat d'experts, et certains estiment que cet uranium appauvri de retraitement est inutilisable ou trop «enquiquinant» pour être réutilisé. Mais, au mieux, on pourrait le réutiliser en 2040, alors que vous donne tous rendez-vous en 2040.

John. Est-ce que l'opinion publique en Russie est consciente de ce problème ? Est-ce que l'on a des échos de la manière dont la presse réagit face à cette information ou est-ce encore trop tôt ?
A Tomsk, nous avons rencontré un député de la Douma locale qui réclame depuis des années la transparence sur les contrats et le devenir de ces matières. En vain, pour l'instant. Les populations ne sont pas informées. Et je pense qu'elles s'en fichent: le territoire est tellement vaste, les problèmes sont si nombreux par ailleurs, que de l'uranium appauvri français entreposé à côté de chez eux ne semble pas les déranger plus que ça. Je voudrais signaler que le documentaire qui passe sur Arte, ce soir, à 20h45, aborde 1000 et une autres questions que ce point précis concernant l'échange de matières entre la France et la Russie. Il aborde, notamment, une question centrale: celle du rapport entre le nucléaire et la démocratie.

Orthank. La partie des «déchets» qui restent en Russie ne pourra-t-elle pas manquer par la suite avec la réutilisation future et peut être probable des réacteurs à neutrons rapide comme superphénix ?
Ben si!

Chooky. Que se passe-t-il avec les déchets nucléaires américains ? Ils sont un parc nucléaire assez important, non ?
Les Américains disposent de 104 réacteurs et de 60 000 tonnes de combustibles usés qu'ils entreposent à côté de leurs centrales en attendant une technologie adéquate. C'est, d'après beaucoup de gens, la meilleure solution: elle évite les transports, les transformations de matières et la génération de nouveaux déchets, et j'ajouterais qu'elle aide à visualiser ce que l'on produit en s'éclairant.

Christophe75. Quid de la «démocratie» quand par exemple l'Union européenne est peu encline à obliger les anglais à faire «quelque» chose pour sécuriser Sellafield.
Cher Christophe75, au cours de notre enquête nous avons constaté une nette incompatibilité entre le nucléaire et l'exercice de la démocratie (au sens grec du terme). Nos hommes politiques ont déserté car ils sont incompétents ou trop occupés par ailleurs, les industriels nous rassurent sans nous expliquer, les scientifiques cherchent sans trouver, et nous subissons sans savoir.

Christophe. Est ce que cette gestion du nucléaire est imputable uniquement au statut privatisé de cette industrie? Une entreprise nationale du nucléaire aurait-elle la possibilité de trouver des alternatives? (Enfouissement?) A l'heure où le nom Grenelle est revenu à la mode, est ce qu'on ne cherche pas à nous focaliser sur le démoniaque «Carbone» en ignorant superbement des pollutions au moins toutes aussi préoccupantes? EDF a-t-elle la possibilité de forcer Areva à adopter un comportement plus «éco-citoyen»?
Je rappelle que l'industrie nucléaire (Areva+EDF+CEA) dépend de l'Etat. Quant au Grenelle que vous mentionnez, je rappelle aussi qu'il a exclu le nucléaire de ses interrogations. Oui, le carbone est devenu démoniaque, et à juste titre d'ailleurs. Et ces pollutions (nucléaires, chimiques, carboniques etc...) ne se comparent pas, mais s'additionnent.

John. Quels sont concrètement les risques pour les populations, la faune et la flore de la présence de ce stock ? Est-ce qu'on a une idée des effets à court et long termes ? Combien de personnes sont concernées ?
Aucune étude n'est menée ou n'a été menée à ce jour. Dans la région de Tomsk, on compte à peu près 600 000 personnes. Bon, je file préparer le débat de ce soir qui aura lieu après la diffusion du film, vers 22h30, sur Arte, à la prochaine! Atomiquement vôtre!